Sur Treintaycuatropiècesdistinguées&onestriptease, par La Ribot.
Publiée dans le DVD du film. Voir le site du La Ribot.

Ce film vise à constituer la version documentaire d’un long processus de production qui a débuté à Madrid en 1991 avec le « striptease » Socorro! Gloria! et qui s’est achevé par le déploiement des trois séries de pièces distinguées (1993, 1997, 2000) lors des présentations successives de Panoramix (2003) à Londres, Genève ou Paris. L’objectif est de préserver sensiblement une œuvre éphémère, mais il est inévitable que le film aille plus loin. Ainsi, de même que le livre La Ribot(2004) avait couché sur le papier les constantes créatives et les centres d’intérêt de l’artiste en matière de composition, ce film offre une nouvelle projection de ses préoccupations sous un format, la vidéo numérique, auquel elle s’est déjà intéressée dans d’autres œuvres récentes.
Tandis que Piezas distinguidas (Pièces distinguées) ont été conçues comme un travail sur le corps et au moyen du corps, Treintaycuatro piéces distinguées & one striptease est avant tout un travail sur le regard. Le corps cesse d’être un objet et devient une excuse pour la fixation d’un regard auquel incombe la responsabilité du mouvement. Le film s’affirme alors comme l’aboutissement d’un parcours qui a débuté au théâtre, c’est-à-dire dans l’observation d’un corps présent en action (Piezas distinguidas et Más distinguidas [Pieces distinguées et Plus distinguées], 1ère version), avant d’investir la galerie et le musée, en inversant partiellement les rôles de mobilité et de staticité dévolus à l’interprète et aux spectateurs (Más distinguidas 2ème version et Still distinghuished), puis de s’achever par une mise en mouvement du regard lui-même.
Quel regard ? Il semble que La Ribot ait souhaité fixer un regard en particulier, qu’elle identifie comme celui du spectateur idéal, quelqu’un qui a non seulement tenu à la suivre partout où elle a représenté chacune des pièces, mais aussi, une fois familiarisé avec celles-ci, qui a osé se déplacer à des moments apparemment inopportuns, se concentrer sur un détail, sur un objet, fragmenter l’image du corps, se disperser, observer le public, aller et venir, se glisser entre les jambes de quelqu’un ou s’allonger carrément devant l’interprète pour obtenir le meilleur angle de vision. Quelqu’un qui a joui d’une liberté totale mais qui, en tant que spectateur idéal, a su respecter ce qui définit la mise en scène par opposition à la peinture ou à l’installation : toutes les libertés lui ont été permises, sauf celle qui consiste à altérer la durée de chaque pièce.
Le spectateur idéal (comme tous les êtres idéaux) est un construit : il résulte de la somme d’une série d’enregistrements très hétérogènes (en couleur, en noir et blanc, de différentes qualités, angles et cadrages, types de mouvement et critères de tournage) réalisés sur une période de douze ans par des techniciens, des amis, des réalisateurs et des artistes vidéo. Le spectateur du film est invité à prendre part à un voyage par bonds, qui le fait passer sans transition d’un temps proche à un temps lointain, puis à l’inverse, de l’observation d’un corps mûr à un corps jeune, de l’image d’une femme blonde à celle d’une femme aux cheveux teints en bleu ou en orange, d’un espace sombre et sans référence à un grand musée, une petite galerie ou un espace trouvé, d’une ambiance complice à une ambiance distante, de la relaxation au bariolage, d’une sensation chaleureuse à une impression glaciale. Un voyage dénué d’expérience, exempt de durée, car la durée et l’expérience ont été figées par les pièces lors de leur représentation en direct et l’on peut maintenant accéder effectivement à un document très singulier.
Comme l’objet du regard, le montage a été libéré de la chronologie originale établie dans les séries, mais aussi de toutes les limites physiques et techniques qui ont encore conditionné la composition de Panoramix et qui étaient liées à l’état du corps ou à l’utilisation des vêtements et des objets. Tout ordre est possible. Ainsi, les sujets, toujours secondaires au cours du projet, deviennent des axes de composition permettant de construire un nouveau discours, toujours subtile, jamais trop explicite. Désormais, le « striptease » perd sa fonction logique et technique de prologue, pour se situer au centre, juste après la première pièce de la première série, qu’il suivait à d’autres occasions, du fait que ce sont les deux « sirènes », les deux séquences les plus statiques (1993 et 2000), qui ouvrent et concluent le film.
La présence des sirènes au début et à la fin du film n’est pas un hasard. Leur image nous renvoie à l’un des piliers du projet créatif des pièces : l’imagination d’un mouvement en suspens, d’un silence éloquent, d’une présence absente, d’une danse instantanée, d’une mort amusante ou d’une mémoire stable. Toutes ces antinomies trouvent leur solution sur un support, le cinéma, dont la définition se caractérise également par une opposition : le statique et le dynamique. Quelle meilleure façon de poursuivre la réflexion sur les thèmes présents dans les pièces qu’à l’aide d’un support basé sur l’effet d’illusion de mouvement (et de vie) à partir de la juxtaposition d’images figées, et qui permet en outre d’occuper simultanément la position de l’auteur, de l’interprète et du spectateur, sans pour autant abandonner la place centrale du corps ?
Les Chinois se sont servi du cinéma pour reformuler leur concept de la danse comme interaction rythmique entre les deux pôles de qi ou « d’énergie cosmique » : la danse du yang (mouvement / principe solaire) et du ying (arrêt / principe lunaire). Le problème de l’apesanteur, qui a tant fait souffrir les danseuses classiques (et certaines danseuses contemporaines) depuis trois siècles, trouve également sa réponse dans le cinéma. La simultanéité de l’arrêt et de l’action, de l’immobilité et du déplacement, de la pesanteur et de l’apesanteur permise par le support cinématographique offre à La Ribot de nouveaux outils pour développer l’esthétique de la légèreté qu’elle pratique consciemment depuis des années.
La légèreté est indissociable de l’humour, qui évoque dans le cas de La Ribot une tradition à laquelle on pourrait associer des artistes aussi divers qu’Eric Satie (dont l’une des valses a inspiré le titre des pièces), Buster Keaton (le comique distant), Joan Brossa (auteur de nombreux « strip-teases ») ou Piero Manzoni (vendeur d’œuvres intangibles). Ils ont tous en commun une certaine modestie créative, qui les conduit à « faire avec les moyens du bord », tels des « bricoleurs » dont l’action sans prétention constituait pour Lévi-Strauss une pensée inaccessible à ceux qui s’entêtent à les observer avec un rationalisme scientifique ou, dans notre cas, selon les critères de cette haute institution appelée l’Art.
Dans son travail avec les objets et les espaces durant les douze années de composition des pièces, La Ribot a toujours affiché clairement sa passion pour le bricolage, qui adopte désormais une nouvelle fonction : le bricolagecinématographique confère un aspect physique à ce que le spectateur ne peut percevoir que comme un effet de lumière sur l’écran. La disposition au bricolage soumet le support cinématographique à une tension (parallèle à celle qu’elle avait imprimée précédemment au milieu de la scène ou à l’espace d’exposition), qui semble remettre en cause l’un de ses traits essentiels : l’immatérialité. C’est comme si l’absence du corps avait été compensée par un traitement presque tactile de l’image, comme si l’on voulait rendre visible l’intervention manuelle dans le montage des images numérisées.
Le bricolage justifie la faible qualité de certaines séquences du point de vue technique et le recours à des effets de montage opposés, mais il incite également à manipuler l’image des corps que les images enregistrent, aussi bien celui de la Ribot elle-même, qui est montré sous des angles inaccessibles au spectateur se trouvant face à la scène (très gros plans, vues plongeantes, contre-plongées extrêmes…), que celui des spectateurs qui contribuent à l’œuvre avec leurs regards, leurs gestes, leurs vêtements, leurs couleurs, leurs états d’âme et les différents traits qui révèlent leur appartenance à des groupes sociaux ou culturels modérément divers.
En s’appropriant le regard, en fixant le « spectateur idéal », la Ribot s’est également approprié l’image de ses spectateurs, faisant d’eux des figurants, ou plutôt des extras, pour leur prouver qu’aucun acte d’observation n’est gratuit. Cela s’applique-t-il également à ce film ? Dans ce cas, le spectateur peut être rassuré : le processus semble être parvenu à son aboutissement. Ou pas?